lunes, 10 de enero de 2011

"INTERDIT DE MEMOIRE" traduction de un fragment de 'Fragmentos de una Memoria"


Traduction et adaptation du même fragment en français par Pierre Ergo et l’auteur, Editions Luc Pire : « INTERDIT DE MEMOIRE » Bruxelles, septembre 2009
(à la vente en FNAC, Tropisme, Filigrame, etc)

Diego entra à l'Amour fou, il n'y avait pas grand monde, il s'assit près de la porte, par où pénétrait une brise suave qui rafraîchissait l'atmosphère du bar. À l'extérieur, il se représenta en imagination des tilleuls s'échanger des messages de pollen et des souvenirs de pluies d'antan, comme si le trottoir s'était mis à bourgeonner en accéléré. Il se rappela un songe qu'il avait fait il y avait bien longtemps, une vision de feuilles qui se baissaient comme des paupières dissimulées dans le feuillage. C'était en d'autres temps et d'autres lieux. Aujourd'hui, il n'était plus qu'une feuille perdue qui cherchait à se mêler au bruissement de ses semblables. "Les autres sont mon public", pensa-t-il, gagné à nouveau par l'inquiétude que sécrétait son sentiment d'insécurité et par le besoin qui en résultait d'être au centre de la scène. Il eut envie d'alcool, commanda un verre. "Je suis un acteur, mais aussi une légende", s'exclama-t-il en son for intérieur et il se souvint qu'un jour, au cours d'une de leurs disputes, Maty lui avait lancé avec colère: "Un clown, voilà ce que tu es, un clown grotesque !" Il convenait qu'elle avait raison; encerclé par la solitude, il se contentait de la pauvre renommée que lui apportait la compagnie de quelques compagnons de route en qui il n'avait qu'une confiance relative. "Mi-li-cos, fils de pute qui m'avez volé la foi !" scanda-t-il. C'était un accès de rage contre lui-même, il avait martelé les syllabes; paniqué, il s'assura que personne ne l'avait remarqué, il craignait d'être pris pour un fou.
Les clients commençaient à affluer, ses amis en étaient et comme à l'habitude ils se préparaient à la scène, sa présence était une garantie de spectacle. Diego avait la réputation d'un beau parleur, bien qu'aux idées un peu extravagantes. Il cherchait à cacher son angoisse, mais les autres ne le savaient pas et se divertissaient à l'écouter. Il s'accommoda sur sa chaise, se remplit un autre verre, laissa le liquide lui titiller la langue et lui couler lentement dans la gorge, libérant les lutins de sa fantaisie. Il ne se sentait déjà plus seul. Les copains l'encourageaient, il commença son baratin. Ses récits étaient des morceaux de vie, un puzzle de souffrances et de nostalgies, mais il les déclamait sur le ton de la farce ou de l'ironie pour que son public s'en amuse. "Qui regarde, qui est regardé sur ce plateau de théâtre ?" se demanda-t-il à lui-même. C'était un music-hall où il fallait lancer dans le vide une corde imaginaire. L'audace de ses confessions lui nouait l'estomac, mais il en riait et ce rire était contagieux. Les yeux larges ouverts, le groupe attendait ces pirouettes verbales avec une curiosité morbide, il le savait, mais il poursuivait son show non sans un certain masochisme. Les images libérées par les mots dansaient, virevoltaient en sauts mortels, il ne pouvait plus s'arrêter, son public s'enhardissait. Le clown lui pressait le cœur comme une orange, les lutins aux mains rouges lui sortaient de la bouche et reconstituaient des histoires incroyables, les exclamations de l'assistance étaient à ses oreilles autant de compliments. Le bouffon se saoulait des rires qu'il déclenchait, le numéro continuait, il dominait la scène et portait l'auréole du héros, mais dans la fiction. Les trompettes invisibles du cirque improvisé attiraient quelques badauds sous le chapiteau, il multipliait les contorsions verbales et ses confessions se perdaient dans la salle comme des bulles de savon. Il croyait, par moments, pouvoir ainsi changer le présent, mais le labyrinthe est un chemin qui ne mène nulle part. Le mandala mortifère se refermerait plus tard sur lui-même, comme une grimace dessinée sur le sable. L'auditoire, incrédule, suivait cependant ses cabrioles avec la fascination que suscite un jeu d'évasion dangereux. Diego captait l'anxiété de la tablée comme une essence dont s'enflammait sa loquacité; sa gorge était un kaléidoscope de caillots de sang métamorphosés en paroles. Il remplissait verre sur verre, lançait tout à coup un éclat de rire sinistre comme un jaillissement de vomissure noire trahissant son angoisse travestie. Le spectacle touchait à sa fin, les gnomes de ses histoires gisaient immobiles, désarticulés, comme des pantins de papier mâché oubliés sur un coin de la table de bar. Il était tard, les lumières du café commençaient à baisser, le public se dispersait. Le dernier pochard tangua jusqu'à Diego, lui passa un bras autour de la taille et l'entraîna jusqu'à un taxi. Débarqué chez lui, il eut la vision d'une corde tendue entre la vie et la mort – la dernière qu'il aurait à lâcher. La corde qui le rattachait encore à l'existence, au bout de laquelle il n'était plus lui-même qu'une marionnette, incapable de faire face aux circonstances et d'assumer ses actes. Il se dévêtit, éteignit la lampe et s'assoupit dans les vapeurs de l'alcool. Les gnomes se faufilèrent sous le grand sombrero du rêve. Un jour d'exil de plus s'achevait pour Diego.




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